Solitude, vieillissement et inégalités : entre expériences masculines et féminines


03/10/2025

Solitude chez les personnes âgées : une réalité plurielle

Parler de solitude dans le grand âge, c’est s’obliger à voir la diversité des parcours et des vulnérabilités qui traversent notre société. En France, en 2023, près de 20% des plus de 75 ans se disaient en situation d’isolement social, selon le rapport de la Fondation de France (source). Mais derrière ce chiffre, les réalités diffèrent profondément selon le genre, façonnées par l’histoire de vie, les normes sociales et l’environnement urbain.

Des trajectoires de vie marquées par le genre

Les différences entre hommes et femmes face à la solitude prennent racine bien avant l’avancée en âge.

  • Espérance de vie : Les femmes vivent en moyenne 6 ans de plus que les hommes. À 85 ans, près de 70% des personnes sont des femmes (INSEE).
  • Veuvage et isolement : 42% des femmes de plus de 75 ans vivent seules, contre seulement 18% des hommes (INED).
  • Ressources économiques : En France, le niveau de vie médian des femmes âgées reste inférieur à celui des hommes – les écarts de pension de retraite (plus de 30% d’écart en faveur des hommes en 2021) pèsent sur l’autonomie, le logement et l’accès à des services d’aide à domicile.

Autrement dit, se retrouver seule ou seul à l’âge avancé n’a ni la même fréquence, ni la même histoire pour les hommes et pour les femmes.

Solitude subie ou solitude choisie ?

Parler d’isolement, c’est aussi éviter la caricature : certaines personnes âgées revendiquent une forme de solitude ou d’autonomie. Toutefois, toutes les enquêtes montrent que la solitude subie – celle qui s’accompagne d’une forme de souffrance sociale, voire psychique – concernerait :

Pour les femmes, cette souffrance est fréquemment liée à la précarité, au veuvage et à la perte des liens familiaux. Pour les hommes, le basculement dans la solitude survient fréquemment après la perte du conjoint, du fait de réseaux sociaux plus restreints et moins entretenus que ceux des femmes.

Des mécanismes psychosociaux différenciés

L’expérience de la solitude n’est pas vécue ni ressentie de la même façon selon le genre. Plusieurs études, comme celles de l’OMS (WHO Europe 2021), documentent ces différences :

Femmes : perte des soutiens familiaux, précarité et charge mentale

  • Les femmes âgées assurent souvent toute leur vie le rôle de “tisseuses de liens”, se tenant au cœur du réseau familial. Avec l’avancée en âge, la baisse de mobilité et la perte du conjoint, ce socle se fragilise.
  • La précarisation, combinée à une espérance de vie supérieure, accentue la probabilité de vivre la perte progressive des proches – enfants qui s’éloignent, décès des amis, déménagements…
  • Sentiment d’abandon, angoisse liée au déclassement social, à la santé, ou à l’accès à des services adaptés.

Hommes : réseaux plus faibles, vulnérabilité accrue après le veuvage

  • Réseaux d’« amis » moins solides : tout au long de leur parcours, les hommes ont tendance à investir l’essentiel de leurs relations dans la sphère conjugale. La disparition de l’épouse peut donc engendrer un isolement brutal.
  • Réticence à demander de l’aide, difficultés à rejoindre des groupes ou associations – parfois amplifiées par des normes de virilité intériorisées.
  • Risques accrus de dépression, de repli sur soi, de surmortalité post-veuvage (le taux de mortalité des veufs dans l’année qui suit la perte de leur conjointe est jusqu’à deux fois plus élevé que celui des veuves (Le Monde/INSEE).

Les impacts différenciés de la solitude sur la santé

Le risque sanitaire lié à la solitude s’observe des deux côtés, mais avec des nuances notables :

  • Santé mentale : Anxiété, dépression, augmentation des troubles cognitifs sont plus fréquents chez les femmes âgées solitaires. La littérature évoque une tendance plus marquée à l’auto-dépréciation et à la culpabilité (Les Petits Frères des Pauvres).
  • Déclin physique : Chez les hommes seuls, la solitude est associée à une augmentation des comportements à risque (alcool, tabac), et à une moindre surveillance de la santé (suivi médical, alimentation).
  • Dépendance et hospitalisations : Les femmes, du fait d’une espérance de vie prolongée et de ressources moindres, expérimentent une montée en dépendance, parfois isolée. Les hommes veufs, à l’inverse, peuvent connaître une entrée rapide en institution ou une mortalité prématurée suite à une rupture de vie.

L’effet du territoire et du bâti : vivre seul selon son environnement

La solitude des aînés ne se joue pas uniquement dans les appartements : la forme urbaine, les ressources de quartier, le sentiment de sécurité jouent un rôle majeur. Quelques exemples issus d’enquêtes urbaines récentes (Observatoire des territoires) :

  • Femmes âgées, espaces publics et sentiment d’insécurité : Plus de la moitié des femmes de 75 ans et plus hésitent à sortir seules en soirée ou dans des quartiers jugés dégradés, réduisant ainsi leurs opportunités de lien social.
  • Hommes âgés et déprise rurale : À mesure du vieillissement, la perte du permis ou du véhicule est associée, pour les hommes, à une forte diminution des interactions hors du domicile.

L’urbanisme peut donc exacerber ou freiner l’isolement – en particulier pour les femmes, souvent moins motorisées et plus sujettes à des vulnérabilités économiques.

Levées d’action et faiblesses des réponses actuelles

Face à ces constats, nombre d’initiatives locales essaient de répondre à la solitude des personnes âgées avec parfois succès, parfois des limites :

  1. Les dispositifs d’écoute et d’accompagnement : Les lignes dédiées (ex : « Solitud’écoute », « Allô Maltraitance ») sont fréquentées très majoritairement par les femmes. Les hommes restent sous-représentés – signe d’une offre qui ne résonne pas avec leurs attentes.
  2. Les clubs et activités associatives : Là aussi, la fréquentation féminine est bien plus forte ; les hommes âgés, selon une étude de la DREES de 2022, disent se sentir “mal à l’aise” ou “hors-place” dans les activités jugées féminisées.
  3. Logements alternatifs et habitat partagé : Les initiatives émergent (Bail mobilité, habitat inclusif, colocation intergénérationnelle), mais restent marginales. Les conditions d’accès (économiques, administratives) pèsent plus lourdement sur les femmes âgées à faibles ressources.
  4. Les médiations “hors-les-murs” : Quelques villes comme Nantes ou Lyon déploient des “brigades de veille” pour aller vers les seniors isolés, mais la couverture reste inégale et la question du genre rarement prise en compte dans la conception même de ces actions (Ville, Urbanisme & Santé).

Sortir du déni et penser la prévention de la solitude par le prisme du genre

Que faire ? Les leviers ne manquent pas mais nécessitent une prise de conscience collective :

  • Intégrer le genre dans tous les diagnostics locaux concernant les seniors, et co-construire les solutions avec les usagers eux-mêmes.
  • Adapter les programmes de prévention de la perte d’autonomie pour qu’ils ne soient pas “aveugles au genre” ; la mixité des activités doit être repensée pour toucher aussi les hommes (ex : activités autour du sport, du bricolage, de l’histoire locale…)
  • Renforcer la mobilité de proximité et la sécurité de l’espace public, en favorisant le déplacement autonome (éclairage, bancs, toilettes publiques, transports accessibles).
  • Encourager les formats d’habitat collectif adaptés, plus solidaires et abordables pour les femmes âgées isolées.
  • Favoriser le développement de réseaux de voisinage et l’action bénévole de quartier, pour détecter précocement les situations de rupture.

Pour aller plus loin…

Le vieillissement de notre société pose la question inédite de la capacité des territoires à offrir une vie sociale digne aux plus âgés – hommes comme femmes. Mieux comprendre les spécificités de la solitude selon le genre, c’est accepter de sortir des stéréotypes pour aller vers une prévention plus fine, plus juste, et plus inclusive. Donnons à nos politiques publiques la capacité d’innover, d’expérimenter et de tenir compte, à chaque âge et pour chaque parcours, de ces fragilités encore trop invisibles.

Ressources pour explorer davantage :

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